5. Identifiez les deux temps de l'extrait ci-dessous puis précisez l'emploi de chaque occurrence.
Je ne veux pas d'une jolie maison avec jardin, peut-être un jardin sans maison. Une cabane tout au plus. Le support d'un mur pour y faire grimper la glycine et une vigne vierge qui deviendrait écarlate en automne. Un ou deux arbres. Des arbres qui grandiraient si bien que dans leur sève couleraient les souvenirs du monde entier. Il y aurait un prunier qui donnerait en été des milliers de prunes vertes parce que les prunes vertes, c'est le meilleur fruit au monde.
Cet extrait est écrit au présent de l'indicatif et au conditionnel présent.
Le verbe « veux » est conjugué au présent de l'indicatif qui renvoie au moment de l'énonciation. Le présentatif « c'est » est également conjugué au présent de l'indicatif qui a une valeur omnitemporelle dans cette phrase.
Les verbes « deviendrait, grandiraient, couleraient, « aurait » « donnerait », sont conjugués au conditionnel présent qui a une valeur modale : la réalisation de ces actions est envisagée comme incertaine voire imaginaire.
III. Réflexion et développement (10 points)
À la lumière du texte de Dima Abdallah, de vos lectures et de vos réflexions personnelles, vous interrogerez le sentiment « d'ancrage ». Vous présenterez votre propos de façon structurée et argumentée.
Au sens propre, l'ancrage est un terme maritime qui désigne le fait de maintenir un bateau à un endroit. Au sens figuré, il désigne l'action ou le moyen de se fixer. Dans son roman Mauvaises herbes, paru en 2020, Dima Abdallah met en scène une narratrice qui a fui le Liban en guerre et qui vit en France depuis une trentaine d'années. Dans l'extrait qui nous est proposé, elle utilise le substantif pour évoquer les efforts qu'elle déploie pour se fixer, s'installer dans un appartement de manière durable en imaginant cependant un lieu qui serait plus propice à assurer cette stabilité. Nous nous demanderons en quoi ce sentiment d'ancrage est lié à la construction de l'identité. Si pour la narratrice de Mauvaises herbes, il se construit en effaçant ce qui la rattache à ses origines, nous verrons qu'il peut, au contraire, se construire par l'enracinement dans les origines ou être multiple.
Comme l'ancre du salut, celle qui servait pour les arrêts longs mais également dans les cas désespérés, l'ancrage que recherche la narratrice de Mauvaises herbes en s'installant dans un nouvel appartement semble indissociable de son propre salut. En effet, elle y voit un moyen de ne plus avoir de « crises », de ne plus aller aux urgences, et espère voir ses « tics » disparaître. Ainsi les cartons qui envahissent son nouvel appartement et les « montagnes de jouets » sont la preuve, pour elle, qu'elle a réussi à abandonner son « sac à dos » et ses changements de ville « tous les deux ou trois jours ». L'ancrage est donc associé à une vie sédentaire qui se matérialise par l'enracinement, celui des plantes dans leurs pots et de ces pots sur sa « petite terrasse ». Elle affirme en effet que ces plantations sont « la preuve de son ancrage » car « planter, c'est s'installer ». Elle développe alors une comparaison avec les « petits vieux », ceux qui « fleurissent leur dernier balcon dans leur dernier appartement », qui « sont on ne peut plus installer » et qui ont un rapport particulier à la mémoire : leurs « jungles en pots » symbolisent en effet le trop-plein de leur mémoire qui les fait paradoxalement oublier. Pour la narratrice, le sentiment d'ancrage est donc lié à son rapport à la mémoire. Il s'agit de planter de nouveaux souvenirs pour oublier les anciens, ceux qui la relient à son exil.
Toutefois, cette installation dans un nouvel appartement ne semble qu'une étape fragile dans sa quête. En effet, les cartons ne sont pas vidés. La terrasse ne semble pas suffisante pour que ses plantations permettent un réel enracinement. Elle développe alors une rêverie sur le lieu idéal de son ancrage. Il s'agirait de cultiver un jardin pour faire pousser de nouvelles racines, afin d'effacer les anciennes. L'aménagement du jardin qu'elle imagine est marqué par ce désir d'être entourée par une végétation qui l'éloigne de ses souvenirs et la relie à une dimension universelle. Ainsi, elle imagine planter « des arbres qui grandiraient si bien que dans leur sève couleraient les souvenirs du monde entier », et non les siens. Les plantes grimpantes recouvriraient les murs du jardin, « le thym et la marjolaine » dont les graines feront que « tout le lopin de terre serait colonisé » permettent également de remplir l'espace et de solliciter les sens pour recouvrir la mémoire. Celui qui plante s'ancre en remplaçant les anciennes racines par de nouvelles, plus universelles.
La réécriture que propose Michel Tournier de Robinson Crusoé, Vendredi ou les limbes du Pacifique, évoque le même processus d'effacement du passé par la relation avec la nature de l'île. Après avoir tenté de la transformer afin qu'elle ressemble à ce qu'il a connu, comme le Robinson de Defoe, le personnage de Michel Tournier, guidé par Vendredi, s'acclimate à son nouvel environnement, s'y ancre comme le symbolise son union avec la terre dont sont issues les mandragores, plantes à grosses racines. Robinson refuse ainsi de rentrer en Europe quand il en a l'occasion et s'installe définitivement sur l'île.
Si le sentiment d'ancrage peut être lié à la nécessité de se créer de nouvelles racines, de se fixer là où l'on a échoué, à l'opposé, il peut naître de la préservation des racines originelles. Ainsi, dans Désert, J.M.G. Le Clézio met en scène Lalla, une jeune Marocaine exilée à Marseille, qui, à l'inverse de la narratrice de Mauvaises herbes, recherche dans le pays d'accueil les réminiscences de son pays d'origine. L'évocation de cet ailleurs que l'on a quitté permet d'y rester ancré. Même pour ceux qui ne sont pas exilés, l'écriture du sentiment d'ancrage est liée à la célébration des racines du pays natal. Ainsi, Colette chante le village bourguignon de son enfance et surtout sa végétation et exprime, quand elle en est éloignée, une certaine nostalgie, tout comme Du Bellay décrit, dans Les Regrets, la douleur d'être éloigné de son village angevin, de ses parents, de ses racines. Cet attachement aux racines s'interpose dans l'expérience du voyage, la splendeur de Rome ne parvenant pas à effacer la douleur de ne pas être chez soi.
Cette volonté de s'ancrer dans les racines du pays des origines se lit également dans les écrits de ceux qui ne l'ont pas connu. Alice Zeniter dans L'Art de perdre, évoque le parcours d'une petite-fille d'harkis sur les traces de l'histoire familiale. Elle accomplit le processus inverse de la narratrice de Mauvaises herbes : il lui est nécessaire de retrouver ses racines pour pouvoir se sentir bien. Cette quête des racines peut également avoir une portée politique. Ainsi, les artistes de la Négritude, en revendiquant leurs racines africaines, luttent contre l'assimilation et se réapproprie l'écriture de leur histoire. Dans Peau noire masque blanc, Frantz Fanon démontre bien comment ce déplacement vers l'identité noire est salutaire pour pouvoir se construire. Toutefois, il ne s'agit pas de former à nouveau une dichotomie mais bien de viser à l'universalité de la condition humaine. Or, l'ancrage peut également faire naître une essentialisation des racines, un enfermement dans une identité qui se construit en s'opposant aux autres, comme le démontre Amin Maalouf dans Les Identités meurtrières. Il explique, par exemple, comment les individus qui ont plusieurs ancrages, sont victimes de ces racines multiples, comme si les unes pervertissaient, rendaient impures les autres. C'est ce que vit la narratrice du Ventre de l'Atlantique de Fatou Diome. Jeune Sénégalaise exilée à Paris, elle raconte comment elle est étrangère aussi bien en France qu'au Sénégal quand elle y retourne. Elle revendique sa liberté de pouvoir habiter « tous les replis du monde », de pouvoir s'inscrire dans ses racines et dans ce qu'elle construit par son expérience. Son ancrage se fait multiple, comme Amin Maalouf le développe : il est à la fois vertical et horizontal, sans nostalgie ou essentialisation mais sans effacement non plus.
Ainsi, le sentiment d'ancrage peut se décliner au pluriel. Edouard Glissant a développé une métaphore végétale, celle de l'identité rhizome, pour définir cette hybridité qui vise l'universalisme. Comme les plantes à rhizomes, les hommes s'enracinent à partir de la première racine puis en créent de nouvelles. Les artistes de la créolité revendiquent ainsi dans leur écriture ces ancrages multiples de leurs racines qui fondent leur identité hybride.
Si le mot « ancrage » renvoie à la mer, son sens figuré est associé à la métaphore végétale, celle des racines. Pour la narratrice de Mauvaises herbes, il faut planter pour en créer de nouvelles qui effacent les souvenirs qui empêchent de se fixer, d'habiter le pays où l'on vit. Pour d'autres, il faut au contraire cultiver les anciennes au risque d'y rester piégés. Cette dichotomie du sentiment d'ancrage — oublier pour se fixer ou se souvenir pour rester ancré dans le lieu de la naissance, pour savoir qui l'on est — peut être dépassée en considérant que le terme « ancrage » peut se décliner au pluriel pour construire une identité multiple plus propice à la rencontre avec l'Autre.