III. Réflexion et développement (9 points)
Peut-on déclarer, comme le fait l'entourage de Nathalie Sarraute, qu'un livre ou toute autre forme de production artistique est sans intérêt de façon absolue ou définitive ?Vous présenterez votre réponse de façon structurée et argumentée en vous appuyant sur le texte de Nathalie Sarraute ainsi que sur l'ensemble de vos lectures et de vos connaissances personnelles.
On oppose souvent la culture populaire, appréciée par le plus grand nombre mais dépréciée par l'élite intellectuelle, à la culture élitiste, reconnue par ce cercle restreint et jugée inaccessible par d'autres. Dans son autobiographie Enfance, parue en 1983, Nathalie Sarraute raconte un épisode qui illustre la dévalorisation de la culture populaire en opposant le plaisir qu'elle éprouve à la lecture d'un roman populaire au jugement péremptoire de son père. Nous verrons comment Nathalie Sarraute narre cette expérience de jeune lectrice désavouée non sans une légère ironie, puis nous nous interrogerons sur les formes que peut prendre le jugement des œuvres artistiques.
Nathalie Sarraute met en scène sa lecture du roman populaire de Ponson du Terrail quand elle était enfant. Elle raconte tout d'abord la découverte des volumes du roman, par hasard, dans une commode, comme s'ils étaient un trésor qui lui était destiné. La description de son expérience de lectrice insiste sur le plaisir intense que lui procurent les aventures romanesques des personnages de Rocambole. Elles lui permettent de perdre tout contact avec la réalité. Les verbes « je m'y jette, je tombe » et la métaphore du « courant invisible [qui l']entraîne » marquent la force d'attraction de l'univers de la fiction. Il a le pouvoir d'effacer non seulement la réalité, mais aussi son propre support. En effet, la lectrice n'a plus conscience de lire, sa représentation mentale est plus forte que ce lien avec les mots : « impossible de me laisser arrêter, retenir par les mots, par leur sens, leur aspect, par le déroulement des phrases ». Elle décrit alors le processus d'identification aux personnages dont elle partage les aventures : « je dois avec eux affronter des désastres ». L'utilisation du pronom personnel « nous » cristallise cette identification.
Le personnage de L'Enfant de Jules Vallès vit cette même expérience. En retenue dans une salle d'étude dans laquelle le surveillant l'oublie, il découvre Robinson Crusoé de Daniel Defoe dans son pupitre et se met à lire, transformant sa punition en une robinsonnade. Mais à la différence de ce personnage, la jeune Nathalie Sarraute est confrontée au jugement de son père, qui désapprouve ce genre de lectures. S'il ne lui interdit pas de lire Rocambole, son jugement est présenté comme péremptoire puisqu'il se moque – « c'est de la camelote, ce n'est pas un écrivain » –, tout en avouant qu'il ne l'a jamais lu alors qu'il qualifie ses « phrases » de « grotesques », ce qui fait porter sa critique à la fois sur le fond et la forme. Le point de vue de la petite fille sur l'attitude de son entourage semble être une dénonciation de ce jugement élitiste sur des œuvres de la culture populaire.
Toutefois, les énumérations utilisées par Nathalie Sarraute ne peuvent qu'évoquer au lecteur la façon dont Gustave Flaubert se moque, dans Madame Bovary, des lectures romanesques d'Emma quand elle est au couvent. En effet, le narrateur emploie ce procédé d'écriture pour souligner l'abondance des clichés et des invraisemblances de ce type de roman construit sur une intrigue stéréotypée fondée sur des rebondissements, des aventures et un cadre extraordinaires. Nathalie Sarraute évoque de la même façon le cadre idéal de Rocambole : « chez nous là-bas, on voit à chaque instant des palais, des hôtels, des meubles, des objets, des jardins, des équipages de toute beauté, comme on n'en voit jamais ici, des flots de pièces d'or, des rivières de diamants… » Elle insiste aussi sur les invraisemblances de l'intrigue – « quand il n'y a plus le moindre espoir, plus la plus légère possibilité, la plus fragile vraisemblance » – et les qualités exceptionnelles des personnages – « eux qui sont la bonté, la beauté, la grâce, la noblesse, la pureté, le courage » –, employant un superlatif pour distinguer les héros : « les plus valeureux, les plus beaux, les plus purs ». Enfin, la dépréciation de la lectrice de la réalité, qui devient « l'autre monde », en opposition à « chez nous » – « il faut aller au milieu de ces gens petits, raisonnables, prudents, rien ne leur arrive, que peut-il arriver là où ils vivent… là tout est si étriqué, mesquin, parcimonieux » –, et la description qu'elle fait d'elle-même – « air absent, hagard, peut-être dédaigneux » – appuient également sa tendance au bovarysme. Si une légère ironie de la narratrice sur ce type de lectures et sur les stéréotypes et invraisemblances de ces romans écrits pour que le lecteur n'échappe jamais à l'intrigue est perceptible, il n'en reste pas moins qu'elle insiste sur l'importance de ce qu'elle a ressenti en tant que lectrice.
Elle illustre ainsi le paradoxe entre le plaisir que suscitent certains types d'œuvres artistiques et leur exclusion du champ artistique. C'est le cas, par exemple, de films qui font un nombre d'entrées considérable en province mais qui passent inaperçus dans la capitale et les médias, mais également de best-sellers vendus à des millions d'exemplaires mais qui ne sont pas reconnus comme de véritables œuvres artistiques. Pour les mêmes raisons de posture de lecture non distanciée, le personnage de l'entrepreneur dans le film Le Goût des autres, qui se prend de passion pour l'interprétation d'une comédienne du rôle de Bérénice qui l'a ému aux larmes, provoque le regard condescendant de l'élite culturelle parce qu'il juge la tragédie racinienne non pas avec les clés d'analyse attendues, mais par l'émotion qu'il a ressentie. Il ne s'agit pas tant de la valeur de l'œuvre que des critères utilisés pour la juger. Ainsi, les querelles que suscite l'attribution du prix Nobel de littérature illustrent cette non-reconnaissance de la valeur de l'œuvre par son accessibilité. Certains se sont offusqués que les chansons de Bob Dylan puissent être reconnues comme une œuvre littéraire. De même, l'attribution du prix à Annie Ernaux a déchaîné ses opposants, qui ne considèrent pas son « écriture plate » comme une forme littéraire. La pièce de théâtre « Art » de Yasmina Reza met en scène cette question des biais du jugement des œuvres d'art. Trois personnages, amis de longue date, se déchirent autour d'un tableau blanc avec des liserés blancs acheté une fortune par l'un d'entre eux, qui ne jure que par l'art contemporain, par l'idée de modernité, dont il fait le seul critère de jugement, comme le lui reproche l'un de ses amis quand il affirme que Sénèque est « modernissime ». Cependant, le jugement péremptoire de ce dernier sur le tableau n'est pas plus recevable. Aucun ne parvient à exprimer un jugement en fonction de critères vraiment personnels, indépendants de la posture qu'ils veulent afficher.
Le jugement des œuvres d'art varie donc en fonction des critères – celui du plaisir, de l'émotion, de l'originalité, de la réflexion, du travail sur la langue, sur l'image, sur l'intertextualité ou sur l'engagement –, mais aussi en fonction d'un contexte. L'histoire de la réception offre de nombreux exemples d'œuvres désavouées de leur temps puis patrimonialisées et reconnues comme fondamentales. Ainsi, la qualité des tableaux de Van Gogh a été perçue bien après la mort du peintre. De même, le recueil de poèmes Les Fleurs du mal de Baudelaire, vendu à quelques exemplaires, est devenu une des œuvres emblématiques de la littérature française. Julien Marsay démontre également dans La revanche des autrices que les œuvres des femmes ont longtemps été jugées avec les mêmes sarcasmes que ceux du père de la narratrice, par le simple fait que les femmes ne pouvaient être des génies et commençaient seulement à être découvertes dans les fonds de la bibliothèque nationale. Ces exemples soulignent qu'une œuvre artistique ne peut être jugée de façon définitive, puisqu'elle peut être perçue différemment avec le temps, ni de façon absolue, puisqu'un jugement n'est jamais irrévocable, dépendant des critères utilisés.
Même si l'autrice, qui a cherché à déconstruire le roman dans son œuvre, se moque du roman Rocambole, elle relate avec tendresse cette expérience de lecture non distanciée, qui fait vivre par procuration des aventures extraordinaires et provoque des émotions fortes. Elle semble montrer qu'il serait plus judicieux de la part des adultes de reconnaître que cette forme de réception n'est pas dévalorisante. De même, à l'école, il est intéressant de faire un pont entre les œuvres d'art plébiscitées par les élèves et les œuvres plus résistantes afin de développer leur sens critique et de leur permettre de se construire une culture riche et variée.