II. Lexique et compréhension lexicale (3 points)
1. Analysez la formation de l’adjectif « irremplaçable ». (ligne 18)
L’adjectif « irremplaçable » est formé par dérivation affixale. Il se compose du préfixe négatif i- avec doublement de la consonne, du radical « remplac » et du suffixe « able ». Le « c » prend une cédille devant la voyelle « a » pour faire le son [s]. Dérivé du verbe « remplacer », il a pour origine l’étymon de « place ».
2. Le mot « dégauchisseuse » (ligne 21) n’appartient pas au lexique courant. Expliquez comment la formation du mot et le contexte vous aident à faire l’hypothèse d’une définition, que vous préciserez.
Le mot « dégauchisseuse » est construit sur le verbe « gauchir ». Le préfixe « dé » indique que le sens est contraire et le suffixe « euse » signifie « ce qui dégauchit ». Comme le mot s’inscrit dans une énumération d’outils « scie, … », il s’agit d’un outil qui permet de former des planches à partir d’un bloc de bois.
3. Expliquez en contexte les mots soulignés :
« …le même enthousiasme chevillé au corps… » (lignes 1 à 2)
« Dans ses veines, j’ai toujours l’impression de sentir des pulsations. » (lignes 17 à 18)
L’expression figée « chevillée au corps » est construite sur le sens figuré du verbe « cheviller » : unir de façon indissoluble. Elle indique donc que l’enthousiasme est constitutif de la personnalité de Camille et de son grand-père.
Le nom commun « veines » désigne les dessins sinueux colorés que l’on voit dans le bois. Ce sens figuré est construit sur l’analogie de forme avec les veines du corps. Cette analogie est soulignée dans le texte par le terme « pulsations » qui donne l’image des vaisseaux dans lesquels circule le sang.
III. Réflexion et développement (9 points)
À la lumière du texte de Julien Sandrel, de vos réflexions personnelles et de votre culture, vous proposerez un plaidoyer structuré et argumenté en faveur du travail manuel.
Par son étymologie, le mot « travail » contient l’idée de souffrance, ce qui peut expliquer qu’il a été longtemps dévalorisé. Ainsi, la société féodale considérait les laboratores, ceux qui travaillent, comme la catégorie la plus basse, en opposition au clergé, ceux qui prient, et aux nobles, ceux qui se battent. La dévalorisation du mot « travail » s’est atténuée, mais s’est reportée dans l’opposition entre le travail manuel et le travail intellectuel. Les « mains sales » s’opposent aux « cols blancs », les intellectuels. Lors de la démocratisation de l’accès à l’école, les métiers intellectuels ont été, et sont encore, considérés comme une promotion sociale. Le transfuge de classe, héros contemporain, est celui qui échappe, grâce à l’école émancipatrice, au travail manuel auquel il était destiné. Cependant, on se rend compte, lorsqu’on n’a pas l’habitude de se servir de ses mains, que ce qui semblait facile ne l’est pas, et le résultat est souvent peu probant. Nous allons voir en quoi le travail manuel demande de nombreuses compétences et connaissances, de la créativité. Il a donc toute sa place dans la formation de l’individu.
Dans le roman de Julien Sandrel, Merci, Grazie, Thank You, publié en 2022, Gina, la narratrice, rend visite à Camille pour rendre hommage, à travers elle, à son grand-père qui l’a formée au métier d’ébéniste. Elle les dépeint comme des personnes passionnées par ce qu’elles font. Elle évoque ainsi l’« enthousiasme chevillé au corps » de la jeune femme et de son grand-père. La façon dont ils parlent de leur métier, « avec ce mélange de flamme extatique et de joie enfantine » en fait de « vrais passionnés ». On voit ainsi que, contrairement au lieu commun du travail manuel subi, exercé par défaut, leur profession leur apporte une réelle satisfaction personnelle.
On se rend bien compte en lisant les carnets d’Émile Zola que la description de métiers manuels, comme celui de blanchisseuse ou de zingueur que pratiquent les deux personnages principaux de L’Assommoir, lui a demandé un travail d’enquête important, puisqu’il s’agissait d’en comprendre le vocabulaire spécifique, d’en décrire les outils, les étapes du travail et les gestes précis. Gina insiste également sur la complexité du maniement des outils présents dans l’atelier de Camille, « varlope, scie, dégauchisseuse raboteuse et autres ciseaux à bois » que peu de lecteurs peuvent se représenter précisément et qu’ils seraient bien en peine d’utiliser. Le travail manuel demande un apprentissage qui fait appel à des compétences complexes, de « la minutie et de la précision ». Les études de la psychologie cognitive prouvent qu’il suscite une activité cérébrale aussi importante que les activités intellectuelles. Il est donc erroné de penser qu’il est à la portée de tous sans formation. De plus, lorsqu’il est représenté, comme dans le tableau de Caillebotte Les Raboteurs de parquet, par exemple, on prend conscience de la beauté des gestes de ces experts.
Ce lien entre le Beau et le travail manuel est contenu dans l’étymologie du mot « artisan ». En effet, comme le souligne Gina – « pour moi, l’ébénisterie est à mi-chemin entre l’art et l’artisanat » —, les deux mots sont liés par la notion de création. Gina développe cette idée en comparant l’ébénisterie à un autre artisanat reconnu comme art, « une haute couture du meuble ». Le mot « chef-d’œuvre », qui est associé à l’art dans le langage courant, a pour sens premier l’ouvrage réalisé par un compagnon du Tour de France en fin de parcours pour recevoir sa maîtrise dans sa corporation. Il s’agit bien de maîtrise et de créativité. Gina souligne celle de Camille en la qualifiant de « magicienne », qui « sublim[e] son matériau », et en décrivant sa capacité, qui relève de l’art, à voir ce qui est beau là où d’autres ne le voient pas : elle « choisit justement de conserver et mettre en valeur les aspérités, les marques du temps », tout comme le poète Charles Baudelaire voulait par ses mots transformer la boue en or dans ses Fleurs du mal.
Dans Victoire, les saveurs et les mots, Maryse Condé raconte la vie de sa grand-mère à la Guadeloupe au début du xxe siècle. Analphabète, elle est au service de « blancs pays ». Comme la mère de Maryse Condé est brillante, elle devient l’une des quatre premières institutrices noires de la Guadeloupe. L’écart se creuse entre la mère cuisinière et la fille qui a accédé à un métier intellectuel valorisé. Une génération plus tard, la petite-fille veut démontrer, comme le titre l’annonce, le point commun entre l’art de sa grand-mère qui mêle les saveurs et le sien qui mêle les mots : elles ont toutes les deux le pouvoir de créer. De même, dans Les ignorants, Étienne Davodeau fait le portrait croisé de son métier de bédéiste et de celui de vigneron. Il montre que, contrairement aux idées reçues, les deux ont des points communs qui annulent l’opposition classique entre travail manuel et travail intellectuel. Dans son métier intellectuel, il se préoccupe de l’aspect matériel de ses livres : le choix du papier, des couleurs, il suit le travail de l’imprimeur. Son ami vigneron, dans son métier manuel, fait des recherches pour développer des connaissances précises sur les processus agricoles et ceux du vin. On pourrait même aller jusqu’à considérer le travail manuel comme plus complet, puisqu’il associe réflexion, compétences physiques et compétences sensorielles. Tout comme ce vigneron a développé des connaissances sensorielles sur la terre et la vigne, Gina et Camille appréhendent le bois différemment du commun des mortels. Gina affirme ainsi que « le contact charnel avec sa matière, c’est quelque chose d’irremplaçable. »
C’est certainement la raison pour laquelle les grands penseurs de l’éducation accordent une place importante au travail manuel dans la formation de l’individu. Si la thèse humaniste de l’esprit sain dans un corps sain est toujours défendue, il ne faudrait pas oublier que Rabelais fait figurer dans le programme de Ponocrates, pour éduquer Gargantua, des visites fréquentes aux artisans. De même, Jean-Jacques Rousseau, dans Émile, ou de l’éducation, affirme que le travail manuel développe les compétences intellectuelles, « les mains travaillent au profit de l’esprit », mais aussi les compétences morales chez l’enfant. En apprenant à anticiper, à attendre, il développe ainsi la patience, ce que Gina affirme également : « Il faut de la patience et de la dévotion, pour passer des dizaines d’heures sur un même objet, dans le bruit des machines. » Jean-Jacques Rousseau ajoute que le travail manuel garantit un ancrage dans la réalité qui évite de se perdre dans les brumes de l’esprit, des apparences, et donc permet de développer des qualités humaines.
Gina conclut son éloge de l’ébénisterie en soulignant que le grand-père de Camille s’est élevé contre la discrimination de genre, fréquente dans ce milieu professionnel à son époque. L’éducation se doit de déconstruire tous ces préjugés. Revaloriser les métiers manuels permettra ainsi à chacun d’avoir envie d’apprendre, de s’épanouir dans un métier choisi, adapté à ses aspirations, pour développer un sentiment de compétence essentiel à l’épanouissement.
Sujet corrigé réalisé par Cécile Vallée, professeure de Lettres au lycée et formatrice à l'INSPE.