Document 1
Un exemple de névrose de classe.
François est un ingénieur rencontré au moment où il prépare un doctorat de 3e cycle d'économie. Étudiant brillant mais réservé, à la limite de l'inhibition, il donne l'apparence d'un jeune cadre (28 ans) « bien sous tous rapports ». Pourtant ses façons d'être et ses interventions expriment une violence contenue et une révolte profonde. Il raconte sa vie à partir d'un dessin sur le thème « l'histoire de ma vie ».
François est fils d'ouvrier, militant actif au Parti Communiste et à la C.G.T. pendant 40 ans. D'un côté, son père lui inculque « la haine des financiers et des bourgeois incapables », et de l'autre « l'admiration pour les gens intelligents qui arrivent au pouvoir », en particulier ceux qui ont fait Polytechnique. Il souhaite que son fils réussisse par les études pour montrer son intelligence et arriver au pouvoir, et en même temps il combat les bourgeois qui occupent ce pouvoir. François vit ce double message comme une contradiction irréductible […]. Cela ne l'empêche pas pour autant de réussir ses examens et de préparer l'entrée à Polytechnique où il échoue. Simultanément il entre au Parti Communiste.
Comme il le dit lui-même, il va « entrer à Polytechnique par beau-père interposé ». En effet, il épouse Isabelle, jeune fille de la grande bourgeoisie (appartement de 16 pièces dans le 7e arrondissement, maison de campagne, situation importante du beaupère qui est polytechnicien, etc.). Non seulement les parents de François sont flattés par ce mariage, mais ils souhaitent que leur petit-fils (enfant d'Isabelle et de François) soit élevé par la belle-famille afin de lui donner une « bonne éducation ».
François ressent très douloureusement cette position parentale. Ne pouvant proposer à sa femme « de vivre dans une cité H.L.M. », il accepte et subit sans rien dire, mais en le vivant mal, « l'engrenage de l'appartement à Paris, des week-ends à la campagne, des vacances dans la belle-famille ». Il reproche à son père d'avoir accepté et favorisé cette situation, non seulement parce qu'il ne s'y oppose pas, mais parce qu'il l'en félicite : « Bravo mon fils, tu as réussi » dit-il à son fils, sans voir la contradiction dans laquelle celui-ci se trouve enfermé. À partir de ces quelques éléments, on voit se dégager un scénario socio-psychologique qui concourt à produire une situation de type névrotique.
Au départ, une famille ouvrière investit dans le désir de changer l'ordre par la lutte des classes, tout en souhaitant pour ses enfants une autre place dans cet ordre. Pour réaliser les aspirations paternelles, François doit préparer Polytechnique pour démontrer que les ouvriers sont aussi intelligents que les bourgeois, mais en ce faisant, devenir lui-même un bourgeois et passer du côté de ceux qui sont responsables de « la vie de chien » qu'ont mené ses parents. Pour satisfaire le désir parental, donc être aimé, il doit devenir ce que ses parents lui ont appris à détester. […].
C'est le même cheminement qui le conduira, après avoir échoué à l'examen d'entrée à Polytechnique, à épouser la fille d'un polytechnicien qui appartient à la grande bourgeoisie et à entrer au Parti Communiste. Il réalise ainsi la double injonction de réussir Polytechnique, même si c'est « par beau-père interposé », c'est à dire devenir un bourgeois, tout en manifestant sa solidarité avec sa classe d'origine, et donc avec son père, en devenant à son tour militant au Parti Communiste. Le point essentiel qui « verrouille » en quelque sorte le réseau de contradictions dans lequel François va se trouver enfermé est alors le discours paternel : « Bravo mon fils, tu as réussi ». Félicitations qui ne s'adressent pas au militant communiste, mais à l'enfant qui a changé de classe sociale. […]
À partir de ce moment, François se vit comme impuissant, dépossédé d'une partie de lui-même, incapable de réagir ; il ne peut demander à sa femme de vivre en cité H.L.M., alors il accepte de vivre dans l'appartement offert par sa belle-famille. Il se laisse prendre par les compromissions de la vie bourgeoise que pourtant il déteste. Il entérine le retrait de ses parents dans l'éducation de son fils et accepte que celui-ci soit ainsi « aidé » et bénéficie des « facilités bourgeoises » que lui n'a pas eues. […].
Cet antagonisme conduit les parents ouvriers à souhaiter pour leur classe un renversement de l'ordre établi et pour leurs enfants une promotion, afin qu'ils passent de « l'autre côté ». Leurs enfants sont tiraillés entre cette aspiration collective de leur classe d'appartenance et l'aspiration individuelle de réussite sociale : la réussite individuelle les confrontant à une rupture de solidarité par rapport à leurs origines sociales. […] Cette distance sociale entraîne une distance affective. Les parents ont le sentiment d'être en face d'un étranger qu'ils ne comprennent plus ; les enfants se sentent à la fois redevables des efforts que leurs parents ont accomplis pour assurer leur réussite et en même temps ne savent pas comment en partager les fruits. Situation propice aux malentendus, à l'humiliation et à la culpabilité, qui rend difficile la communication et favorise l'éloignement affectif. Pour François, le fait que son père accepte et favorise cet éloignement est à la fois une preuve d'amour, puisque c'est la condition pour permettre sa réussite, et une trahison des idéaux et des valeurs dont il porteur. L'amour recouvrant la trahison, François ne peut reprocher celle-là sans reconnaître celui-ci. Il ne peut que se sentir coupable de répondre par la colère à l'amour ainsi prodigué. Se réfugiant dans le silence, il entérine la distance avec sa famille d'origine.
Vincent de Gaulejac
La névrose de classe, Hommes & Groupes Editeurs, Paris, 1987.
Document 2
Famille lieu de sécurité.
Nucléaire, élargie ou autre, la famille est le foyer de transmission de la vie, le lieu de l'éducation et de la réalisation de la personne. Dans le mode de vie qu'on appelle familial, les personnes s'épanouissent dans la relation je-tu, dans l'expérience de la rencontre d'autrui. C'est bien dans la rencontre entre un je et un autre qui donne naissance au nous familial.
La famille est un lieu privilégié de l'affectivité. Le couple, et secondairement les enfants, y investiraient tous les sentiments qui ne peuvent s'exprimer dans la société. La famille apparaît comme un refuge surtout pour ceux qui sont sensibles au changement. Tout ce qui s'échange dans la famille, toutes les transactions qui s'y opèrent sont le support de relations affectives intenses et ne prennent sens que par rapport à elles. L'interdépendance affective est l'un des fondements de la continuité familiale.
C'est par la famille que s'effectuent la transmission biologique et le principal de la transmission sociale et culturelle. Si les institutions — principalement scolaires — et les médias distribuent l'essentiel du savoir et de l'information, c'est la famille qui peut le mieux contribuer à la formation de la personnalité. Elle est capable d'éduquer et de former au bon sens. Elle peut quotidiennement montrer les voies qui conduisent au jugement, à la volonté, aux qualités de caractère et de cœur. Elle est encore en mesure d'apprendre à l'enfant à respecter les règles quotidiennes du comportement.
[…].
La famille est d'abord le lieu privilégié de la socialisation et de l'accession à la culture. C'est d'abord là que se transmettent les valeurs et le sentiment d'appartenance à un peuple. C'est là que l'être humain apprend à s'interroger sur le sens de la vie et qu'il puise la stabilité nécessaire à sa maturation et au développement de son intériorité. Telle est l'expérience familiale : se sentir un avec un ensemble, c'est d'abord faire partie d'une famille. […]
Dans les sociétés […], les familles et les jeunes parents en particulier, semblent considérer comme particulièrement nécessaire d'avoir un point fixe auquel se référer et au besoin se raccrocher. Le premier argument invoqué est la valeur de l'affection échangée entre membres de la même famille. On plaint ceux qui, pour des raisons diverses, ne peuvent connaître les joies des retrouvailles familiales. Ne plus se voir, c'est comme si toute la famille meurt d'un coup. On est bien ensemble, la famille, c'est magnifique.
Ne pas avoir de relations familiales, c'est donc être anormal au sens propre du terme. Les conflits ne sont pas gommés pour autant, nous les soulignons, mais ils sont « l'anormal », ce qui ne devrait pas durer. Quant aux disputes qui peuvent survenir au fil des relations, elles sont assumées comme des crises que l'on espère passagères, ne serait-ce que parce qu'on a besoin les uns des autres.
Les « liens du sang », l'affirmation que les enfants sont « la chair » des parents, reviennent presque comme des slogans ; on parle de la continuité d'une histoire commune au fil des générations. […].
La continuité entre les générations se nourrit de la solidarité entre les membres d'une même famille. Il y a une sorte de flux permanent qui circule à travers « la lignée » (et les collatéraux) et qui assure aux individus le lien avec leurs racines. Mais ce flux n'est pas à sens unique : bien plus, il inverse normalement son cours quand les enfants deviennent à leur tour responsables de leurs parents vieillissants. La notion de solidarité débouche forcément sur celle du devoir de reconnaissance. Les parents nous ont élevés, ils nous ont donné une situation.
Cette conviction que les parents se sont sacrifiés, ont travaillé dur pour élever leurs enfants, induit la conséquence que les parents méritent les témoignages d'affection et de respect. […]
Cependant, dans une telle société, on peut se demander où est la place l'individu ? Malgré ce grand soutien affectif, moral… est-ce que l'individu se sent libre, autonome, responsable de lui-même ?
Gisèle Boughaba
L'exogamie libanaise (thèse), Lyon 2, 2007.