Éducation, l'impasse ?
Les débats éducatifs sont trop souvent, en France, réduits aux débats sur l'École. Certes notre histoire y invite : aucun pays plus que le nôtre ne s'est construit avec et sur son système scolaire. Et si nous ne restaurons pas l'espérance dans une institution aujourd'hui largement réduite à une gare de triage, nous devrons faire face, en même temps, à l'explosion de la jeunesse et à la dépression des professeurs. Quand le fatalisme triomphe et que le découragement s'impose chez ceux qui incarnent l'avenir, il y a de quoi s'inquiéter […] Réjouissons-nous donc que la campagne électorale fasse une place aux problèmes scolaires et permette de poser des questions aussi décisives que celle de la carte scolaire, du métier d'enseignant, des dispositifs d'orientation ou de l'accompagnement des élèves.
Pour autant, nous n'en sommes pas quittes. Le symptôme est là qui insiste et bégaye : inquiétudes sur la baisse de niveau, interrogations sur l'autorité, polémiques sur les responsabilités réciproques des professeurs et des parents, épouvante devant des actes de violence qui échappent à l'entendement. C'est que la question scolaire ne peut être pensée indépendamment de l'organisation même de notre société et, plus précisément, du statut que cette société donne à l'enfance. Nous sommes, en effet, face à un phénomène complètement inédit dans l'histoire du monde : le caprice, qui n'était qu'une étape du développement individuel de l'enfant, est devenu le principe organisateur de notre développement collectif. Nous savons, en effet, que l'enfant, passe toujours par une phase où, installé dans la toute-puissance, il croit pouvoir commander aux êtres et aux choses. Qu'on parle de narcissisme initial ou d'égocentrisme infantile, on souligne toujours le même phénomène : l'enfant, empêtré dans des désirs qu'il ne sait encore ni nommer ni inscrire dans une rencontre avec autrui, est tenté par le passage à l'acte. L'éducateur devra donc l'accompagner patiemment sur le chemin du sursis : lui apprendre à ne pas réagir tout de suite par la violence ou la fuite en avant… pour prendre le temps de s'interroger, d'anticiper, de réfléchir, de métaboliser ses pulsions, de construire sa volonté. Affaire de dispositifs et d'attitudes : affaire de pédagogie donc. On ne sort pas de l'infantile tout seul : on a besoin de s'inscrire dans des configurations sociales qui donnent sens à l'attente et permettent d'entrevoir, dans les frustrations inévitables, des promesses de satisfactions futures. Affaire jamais définitivement bouclée : l'infantile nous talonne dans la maturité et la tentation reste grande, à tous les âges de la vie, d'abolir l'altérité pour se réinstaller, ne serait-ce qu'un moment, sur le trône du tyran.
Or, ce qui fait crise aujourd'hui, c'est que la machinerie sociale toute entière, loin de fournir des points d'appui à l'enfant pour se dégager de l'infantile, répercute à l'infini le principe dont l'éducation doit justement lui apprendre à se dégager : « Tes pulsions sont des ordres ». Ainsi « la pulsion d'achat » devient-elle le moteur de notre développement économique. La publicité court-circuite toute réflexion et exalte le passage à l'acte immédiat. La télévision zappe plus vite que les téléspectateurs pour les scotcher à l'écran et les empêcher de passer sur une autre chaîne. Le téléphone portable réduit les relations humaines à la gestion de l'injonction immédiate. Ce n'est pas un complot – celui de soixante-huitards qui auraient décidé de saboter l'instruction du peuple – c'est une conspiration : tout « respire ensemble » et susurre à l'oreille des enfants et adolescents : « maintenant, tout de suite, à n'importe quel prix… » Il ne faut pas s'étonner, dans ces conditions, qu'il soit devenu plus difficile d'éduquer aujourd'hui : les parents savent l'énergie qu'il faut dépenser pour contrecarrer l'emprise des modes, des marques, des stéréotypes imposés par les « radios jeunes » et répercutés par les médias. Les professeurs constatent, au quotidien, la difficulté de construire des espaces de travail effectif, de permettre la concentration, de former à la maîtrise de soi et à l'investissement dans une tâche. Ils voient leurs élèves arriver en classe avec une télécommande greffée au cerveau, un phallus high-tech qui dynamite tous les rituels scolaires qu'ils peinent à mettre en place. La préoccupation principale des enseignants – ce qui les épuise aujourd'hui – est de faire baisser la tension pour favoriser l'attention. Et le malaise est là : moins dans le niveau qui baisse que dans la tension qui monte. Face à ce déferlement de l'infantile, qui remet en cause l'institution elle-même, la pensée magique fait des ravages : « restaurer l'autorité », changer les méthodes de lecture et apprendre les quatre opérations dès le cours préparatoire sont présentés comme des moyens de sauver, en même temps, les Lettres et la République ! Triomphe de la prescription technocratique quand il faudrait, au contraire, créer obstinément des situations pédagogiques où l'enfant découvre, dans l'action, que la jouissance de l'instant est mortifère et qu'il n'y a de désir possible que dans la construction de la temporalité.
D'après un texte de Philippe Meirieu, professeur à l'université Lumière-Lyon 2, responsable de la chaîne de télévision éducative CAP CANAL
Vers l'Éducation Nouvelle/Ceméa, n° 527, juillet 2007