La tyrannie des régimes
« Angoissés face à la nourriture et culpabilisés de ne pas manger comme il faudrait, nous grossissons ! Frénésie de régimes, frénésie du corps médical, frénésie des pouvoirs publics à réglementer l'alimentation… Face à l'épidémie d'obésité, la solution ne passe pas par un surplus de règles et d'injonctions, mais par un « savoir-manger » qui serait aussi un « savoir-vivre ». Une critique radicale de la façon de traiter l'alimentation dans les sociétés développées et surmédicalisées. Des solutions concrètes pour retrouver une alimentation sensée. »
S'agit-il d'un extrait d'un magazine féminin supplémentaire en cet été 2007 ? Non, mais du résumé d'un ouvrage collectif de deux médecins, où sont dénoncés le culte de la minceur et les dangers des normes strictes que subissent les hommes et les femmes en particulier tout au long de la vie. Nombreux sont ceux qui s'inquiètent du carcan imposé notamment aux femmes, et surtout aux très jeunes filles. Pourtant la beauté contemporaine semble résumée à la minceur d'un corps bronzé, lieu d'expression privilégiée d'un désir de santé et d'un désir de séduire. Le corps est considéré comme « encombré », dès que quelques kilogrammes « mal placés » s'accumulent au niveau du ventre ou des cuisses. La décision de soumettre son corps à un régime fait naître un paradoxe : au nom de l'autonomie et de la responsabilité, chacun se croit libre de choisir d'être mince et de faire un régime pour éliminer les kilogrammes superflus, mais en fait, nous sommes sous l'emprise d'une normalisation d'un corps idéal.
L'homme et la femme modernes des pays riches se doivent d'avoir un corps contrôlé, alimenté par l'industrie de la performance : « Un bel objet de consommation, une violence contre soi, véritable pendant de la libération des corps » selon le philosophe Jean Baudrillard (1929-2007). Le culte du régime est le culte de la performance. Qui plus est, chacun trouve cette injonction normale, et personne ne songe à la remettre en question : la norme est incorporée. On considère que l'on a une dette à l'égard du regard d'autrui, que l'on ne doit donc pas être gros. Sinon, d'une part, on risque d'être exclu et dévalorisé. D'autre part, en étant gros, on trahit son apparence : on est un traître à soi-même. Le régime souligne ainsi tous les enjeux de la relation que l'on entretient avec son corps.
La construction d'un idéal de soi à travers un corps parfait suppose un désir de santé, un désir de maîtrise de soi, mais aussi une prise de conscience de la responsabilité de chacun face à son corps. Cette responsabilisation passe par les « instances de motivation », les médias notamment, qui imposent le régime nécessaire pour avoir un corps parfait : c'est l'injonction d'une culture médiatisée. Et parce que l'homme accepte de se priver de manger ou de changer ses habitudes de vie (ou alimentaires), le corps sous régime illustre la puissance de l'homme sur lui-même et la maîtrise qu'il a de sa condition humaine.
Le régime traduit aussi une incarnation de la norme sociale, celle d'un corps idéal, parfait et performant. Et c'est parce qu'il accepte la norme que l'individu acquiert son sentiment de responsabilité : il devient un sujet de droit. Ainsi le régime serait une préoccupation du sujet moderne pour se forger un corps à soi, lieu où chacun peut prendre conscience de la portée de ses capacités. Le corps sous régime serait une nouvelle forme de responsabilisation de soi par de possibles interventions directes qui laissent au sujet un autocontrôle de la modification de son corps.
Par ailleurs, le régime oblige à analyser la représentation du corps humain dans les espaces privé et public. Dans l'espace public, le corps humain sous régime devient le mobile de la consommation de la minceur, nouvel esthétisme contemporain d'un corps à soi et symbole de l'émancipation de son libre arbitre. L'individu consent à la barbarie de la faim dans un pays de surconsommation. Dans l'espace privé, le corps est en quelque sorte dépossédé. On apprend à modeler son corps, par des crèmes, des pilules, des substituts de repas pour en être le plus « maître » possible, ce qui est une manière de se contraindre. On nous fait croire (et nous acceptons de croire) que le régime confère un bonheur paradoxal, que c'est un appel au bien-être, une affirmation de soi, alors que cette construction du « corps parfait » est le fruit d'injonctions, de pressions sociales et d'apprentissages de la faim.
Le corps sous régime devrait nous rendre attentifs aux liens entre les mutations culturelles générales touchant au corps et celles induites par le régime. Le corps sous régime est un corps exploité par l'industrie alimentaire et pharmacologique, l'éducation à la responsabilité et à l'autonomie. On dispose aujourd'hui de divers moyens pour intervenir sur le corps, sur le mode de la réparation (liposuccion) ou par l'assistance médicale (chirurgie esthétique), ces moyens favorisant la normalisation et la standardisation. Paradoxalement, c'est alors que les progrès en médecine sont les plus notables que le corps surgit dans sa vulnérabilité : l'individu prend conscience de la fragilité et de la finitude du corps humain.
Le corps n'est-il pas l'expression d'un certain désir d'engagement, la volonté d'entreprendre un corps à soi, en assumant le risque de se tromper et le courage de l'aimer et de l'assumer ? Le corps traduit la conscience de nos insuffisances et de nos limites, lesquelles pourraient nous faire renoncer en plaidant l'irresponsabilité. Le corps porte en soi le caractère toujours inachevé de la responsabilité de chacun face à soi-même, un appel à un devenir, une maturation morale. Le corps met en évidence la grandeur de la personne dans sa raison et sa liberté, il porte des capacités de créativité et la reconnaissance d'une personne consciente dans son rapport à soi et à autrui.
D'après un texte de Jacqueline Descarpenteries, maître de conférence HDR à l'université de Lille III, UFR des sciences de l'éducation Laboratoire PROFEOR
Cerveau et Psycho ? n° 22, juillet-août 2007